Vive ou écrire

par Pierre Béguin
Je ne devais guère avoir plus de 20 ans quand j’ai lu L’Emploi du temps de Michel Butor. Envahi d’un insidieux malaise, et pour lever la gêne qui l’absorbe, l’auteur se met à retracer son parcours en consignant tous les événements vécus. Mais rédiger dans leurs détails ces différents épisodes, lui prend du temps. Beaucoup de temps. Si bien que, pendant qu’il court vainement après le passé, le présent lui échappe. La vie se poursuit sans lui, hors de son espace temps rédactionnel. Ainsi, sa voisine, dont il est amoureux, s’en va avec un type qui, lui, ne passe pas son temps à consigner son emploi du temps.
Pour mes 20 ans, cette séquence avait quelque chose d’insupportable : quoi que l’écriture nous fasse gagner, rien ne justifie qu’elle nous fasse perdre une femme, une aventure, une rencontre. Vivre ou écrire, il fallait choisir. Le choix s’est opéré tout seul alors que j’observais, à New York, le ferry, frappé sur ses flancs de l’inscription Manhattan Transfer, traverser l’estuaire de l’Hudson.
J’entamai alors 14 mois de « bourlingage » qui devaient me mener de la
Californie à l’Argentine et j’avais décidé de tenir quotidiennement un journal de bord. La toute première phrase de ce journal, précisément, décrivait le ferry en train de traverser l’estuaire. Je réalisai tout à coup que, non seulement le fait d’écrire mes impressions de New York m’empêchait de vivre la réalité new yorkaise, mais surtout que ce que je choisissais de consigner dans mon journal m’était entièrement dicté par mes références littéraires. Une cure s’imposait ! Il me fallait de toute urgence, pour vivre mon voyage, désintoxiquer mon regard de toutes références littéraires. Quelque chose d’autre existait auquel la lecture et l’écriture m’empêchaient de goûter, voire de comprendre.
Mon journal de bord s’est donc arrêté à sa première phrase décrivant le ferry sur l’Hudson river.