Archives de la surprise de Vincent Aubert
Slobodan Despot
1 avril 2014
Le miel
En conclusion, le miel est meilleur que l’abeille.
Attendez, je ne sais pas pourquoi, mais voilà que j’ai commencé par la fin !
Tant pis, aucune importance.
Et si nous parlions littérature, style, narration, image… Bref, si nous parlions de la langue française, à moins qu’elle ne soit francophone, voire romande ! Si nous nous penchions sur le texte de l’ami Despot !
Depuis l’incontournable de bello gallico de notre ami Jules, les guerres, c’est vrai, ont souvent été en tête de gondoles. A l’inverse de la haute couture, les guerres ne se démodent pas, elles se déplacent à une vitesse surprenante pour ressurgir là où on ne les attendaient pas. De bello yougoslavo, de bello syriaco, de bello crimeo. Et quand il n’y en a plus, on les réinventent ou on nous les ressert à coup d’anniversaire. Cela devient presque lassant, à moins que cela ne soit un gêne.
Donc le livre dont nous parlons a pour titre LE MIEL et non pas
– Le Bon, la ruche et le truand
– Le Vice au pays des abeilles
– Les Bourdons flingueurs
ou encore
– Si les Abeilles ne revenaient pas.
Bien entendu les traces de violences ne sont pas absentes de cette grand vadrouille balkanesque. Des expressions comme « des insultes éjaculées au spray » renvoient le mot tag à une boîte de néocolors achetés aux Jouets Weber.
Donc Le Miel.
C’est fantastique le miel. J’adore.
Je parle de cette chose produite par les abeilles !
Au cours de son vieillissement, il change de structure, il cristallise, il fonce suivant l’origine des pollens. Dans le commerce, les pots sont vendus avec une date de péremption. Ridicule ! Le miel vieillit très bien, mieux que le pays qui l’a produit. Il n’y a pas longtemps, j’ai dégusté un pot qui datait du milieu des années cinquante. J’avais l’impression d’être en communion avec Toutankhamon.
Le miel, seul produit de l’industrie animale, identique sur toute la planète, malgré les différences climatiques et culturelles.
Vous me direz que c’est également le cas de la guerre, ce qui ne m’aide pas dans ma démonstration.
Les abeilles, productrices de miel qu’elles que soient les politiques en présence. L’animal régurgite ses provisions de pollen dans des alvéoles et voilà.
Vous me direz que l’homme aussi, dans la guerre… bon, enfin, par là je n’y arriverai pas.
Le livre LE MIEL est une chevauchée fantastique ; ce père et ce fils rappellent furieusement le western avec une cavalcade en moteur à explosion, voiture bardée de bidons de miel à la place de bâtons de dynamite. La force d’un western, c’est la peur de l’un et la folie de l’autre ; une sorte de force centrifuge associée à une force centripète. C’est le scénario du livre Le Miel. La peur de franchir les codes et les obstacles jusqu’à en faire dans son froc, celle du fils, Vesko, mêlée à la folie de se moquer de ces mêmes codes et obstacles, dérisoires par rapport à un ordre plus grand, plus important, la folie du père, appelé communément ici le Vieux. Le monde peut se casser la figure, chercher à s’autodétruire avec un raffinement sauvage sans cesse renouvelé, il faut sauver le miel. Cela me rappelle curieusement Antigone et Ismène se disputant aux portes de Thèbes quelques cinq siècles avant notre ère. Sophocle, Slobodan…
Cela me plaît que dans une contrée devenue multiple et ennemie, un vieux fada se moque de la situation qui fait la une de l’actualité pour sauver des ruches et rapatrier du miel. En fait la seule monnaie ayant cours de tous les côtés de la frontière. Le monde n’est pas seulement fait d’actualité brûlante, haïssable et médiatique.
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Le miel, une métaphore ? Cela serait trop simple. « Le miel, dans un pays dévasté, élément commun aux différents peuples, aux différentes langues, seul élément de contact, de douceur… » Fadaise ! Le miel est métaphore, mais la force du livre n’est pas là.
Tout d’abord, le miel est un des éléments de base dans la pharmacopée de cette Vera, thérapeute hors normes s’il en est. Il entre concrètement dans les prescriptions, dans les ordonnances de cette médecin, très peu conventionnelle, très éloignée de la faculté et des traitements officiels.
Mais il est bien plus que cela, le miel. Il est récit. Il est parole. Il génère des mots et non des maux.
La guerre, avec ses variantes d’horreur, on connaît.
Le miel, on a déjà goûté.
Mais le récit du miel et de la guerre, non. Au tribunal, on parlerait du miel versus la société, le miel versus les politiques, le miel versus les frontières de toutes sortes.
Le Miel, le livre donc, est le récit d’un récit d’un récit. Que nous lisons. Vera, naturopathe, soigne ses patients autant par les mots que par des produits, plantes, miel et autres décoctions. P81 – En regardant un chien errant fouillant dans les poubelles de la rue, elle dit : « C’est un habitué. On lui voit les côtes, mais il a le poil encore luisant, signe qu’il s’alimente convenablement. Je le montre souvent à mes patients que je traite pour obésité. Je leur dis : « Vous devriez prendre modèle sur ce chien. Il n’appartient à personne qu’à lui-même. Il ne mange pas toujours à sa faim, mais ce n’est pas le but. Manger à sa faim, c’est le début de l’esclavage, et il le sait. Avec toute la nourriture qu’on jette ici, il pourrait être gras comme un pacha. Il s’en garde bien. Il est moins bête que vous. »
Elle parle, Véra, et elle fait parler le fils qui tout du long de l’aventure a le trouillomètre à zéro, à rechercher son père et à trimballer des foutus bidons qui pèsent une tonne, à travers des frontières explosives.
P 23 – « Tenez, vous allez m’expliquer le pourquoi et le comment. J’en ai assez de vous, mais je veux comprendre. Asseyez-vous ! Je vais vous faire du café. »
« Je veux comprendre ». Elle le fait parler pour se guérir elle. Pour tester sur elle-même les mots qui soignent.
P 59 – « Vera avait longuement confessé son énergumène. Elle avait particulièrement insisté sur ses souvenirs de Slavonie, la première région traversée après la frontière. C’était son pays natal, elle ne l’avait plus revu depuis son enfance. »
Se guérir du manque. Par les mots.
Plus surprenant encore, la thérapeute, qui d’habitude est l’accoucheuse des maux/mots de ses patients, a un immense besoin de raconter, à son tour, l’histoire qu’on vient de lui confier, au narrateur du livre, qui lui était venu pour se faire soigner.
P 16 – « Au lieu des six mois de cure lourde et incertaine prescrits par des docteurs aux mines recueillies, cette herboriste a dissipé mon mal en six jours de diète et de conversations emplies d’une joie rentrée. Vera parlait à mots légers et rares, comme déposés sur une coquille d’œuf. Sa consultation s’était rapidement transformée en une suites de paraboles. Je ne pensais plus à cette boule, au-dessus de l’aine, qui me comprimait les entrailles. »
Elle y passe la nuit, à parler, contre toute logique. Nécessité de parler, parler pour rester vivante. J’avais déjà vu cette nécessité du récit dans un livre de Manuel Scorza, Roulements de tambour pour Rancas. Au fur et à mesure d’un massacre, des Indiens étaient enterrés dans le cimetière du village. D’une tombe à l’autre ils s’appelaient, frappaient contre la parois de terre et demandaient à un autre mort : « Toi qui es mort après moi, raconte ce qui s’est passé ! »
Le Miel est un vrai conte, un conte du genre il était une fois. En plus d’être thérapeutiques, les mots sont éléments de vie. Seuls les mots peuvent retracer l’intégralité du songe que nous vivons. Et ils racontent non pas ce qui bouge, ce qui s’agite, des exploits olympiques, mais ce qui est ordinaire, ce que nous ne prenons pas en compte. Si le livre LE MIEL est une métaphore, c’est bien en cela. On croit être vivant, s’occuper du monde, être dans le monde. En réalité on s’intéresse à la ruche et non au miel.
Conclusion, le miel est meilleur que la ruche. Mais ça, je l’ai déjà dit, je crois.
Merci.