Archives de la surprise de Vincent Aubert
L’éditeur Michel Moret, directeur des éditions de l’Aire
3 décembre 2012
L’éditeur réceptionné
Recevoir un éditeur à la Cie des Mots, presque le jour de la Saint Nicolas, vous pensez bien que je n’allais pas rater ça. D’ailleurs je ne suis pas le seul au vu des embouteillages dans les rues adjacentes à la Mère Royaume, dus aux camionnettes de livraison, aux caddies débordants et aux sacs Migros qui portaient très fort CUMULUS sur leurs parois arrondies. Tout le monde converge vers cette crèche pour porter au Père Moret, comme l’on fait pénitence, qui son recueil de nouvelles rances, qui son dernier manuscrit sans dessus dessous, qui un projet fabuleusement nouveau en gestation depuis l’adolescence. Un éditeur à portée de main, une veille de Noël, quel cadeau!
Nous ne sommes pas tombés de la dernière pluie, nous connaissons tous le peu de chance d’être édités, mais nous nous y risquons malgré tout ; qui sait, cette fois, cela sera la bonne. L’espoir de toucher l’Euro-million est nettement plus grand que celui de toucher un éditeur avec ses feuilles chéries. Mais la richesse d’être publié paraît plus complexe et plus durable que celle, éphémère, des dollars, des rêves futiles et des vacances éternelles. Ne pas gagner à la Loterie, bon, c’est normal, c’est dans l’ordre des choses. Mais le refus d’une maison d’édition, quelle baffe !
Oh rage, oh désespoir, oh écriture ennemie,
N’ai-je donc tant pondu que pour cette infamie
Et ne suis-je blanchi dans des travaux épistoliers
Que pour voir en un jour flétrir tant de papier !
Je me souviens de l’expérience cuisante comme si c’était hier. Le lundi à l’aube j’envoie fièrement ma prose en courrier A à la maison d’édition X. Le lendemain matin l’ouvrage me revenait en retour avec ce commentaire lapidaire : « Nous n’avons le temps ni de lire, ni de nous occuper de votre manuscrit ! » Qui dira après cela que la Poste suisse est en déliquescence !
Mais comme un joueur têtu et récidiviste, je vais profiter moi aussi de la venue du sieur éditeur pour lui refiler en mains propres et devant témoins, la somme de mes surprises à la Cie des Mots. Chaque mois j’ai le terrible honneur de me coltiner un auteur et son œuvre, et de saluer sa venue et son travail par des SURPRISES, comme les a judicieusement nommées notre président Bimpage.
Ces surprises ont été dévoilées en public et très souvent chaleureusement applaudies. Elles ont donc été entendues par des centaines de spectateurs et lecteurs au cours des derniers mois, ce qui épargnera aux éditions de l’Aire des séances éreintantes du comité de lecture. Ces surprises ont également reçu la caution des auteurs appartenant à son écurie, et le respect de ceux qui n’en font pas partie. En les relisant l’autre jour, je trouvais que cette somme avait la même fonction qu’un des livres qu’il a commis : Beau comme un vol de canards. Les œuvres inconnues donnent l’envie d’être parcourues avec avidité, et les auteurs connus, revisités avec curiosité.
Ah ! j’oubliais, le dernier texte de ces surprises concerne un éditeur, auteur à ses heures, de la Riviera vaudoise. .. Ah ! … mais… c’est que c’est …vous !? Et bien tant pis, tant mieux. Je terminerai donc par ces mots qui sont les vôtres : « Certains manuscrits que l’on a refusé de publier nous habitent parfois davantage que ceux que l’on édite avec gloire et fracas. » Un éditeur averti en vaut deux !
Ali Baba et les quarante auteurs
Comme à chaque fin d’année, le changement des caisses maladies bat son plein. Les primes explosent, la complémentaire passe à la trappe et la Supra bat de l’aile. Michel Moret n’échappe pas plus que quiconque au maelström du temps, des finances et de l’âge. Mais au lieu de faire confiance à une assurance tout-risque, ou à un médecin sans risque, il a choisi une autre forme de thérapie.
Résumons les faits : octobre 2006, Moret sent, non pas encore la fin venir, mais qu’il a déjà fait la plus grande partie de ce qu’il lui est imparti, que l’avenir commence à être incertain car mesurable, et qu’il est peut-être temps de passer la main. Mais avant, juste avant, entreprendre dans un laps de temps défini, la tenue d’un journal. Les 100 derniers jours d’un éditeur romand !
Et six ans plus tard, miracle, Moret est toujours là, frais comme un brochet insatiable, même si quelques dents lui font défaut. Comment se fait-il qu’un homme prêt à tirer une joyeuse révérence soit encore là ce soir, qui, avec sa joviale faconde, semble nous dire à la manière de Chappaz : « Je fermerai la porte derrière vous ! »
Quelle est la thérapie Moret qui met tant à mal les coûts de la pharmacopée contemporaine ? La démarche est doublement bénéfique. D’abord pour lui-même : le regard sûr et le teint vermeil, mais également pour les éditions qu’il dirige, car le remède c’est ce livre publié par lui-même, Beau comme un vol de canards. Il fallait oser.
La guérison nécessite trois étapes qui peuvent être simultanées. Premièrement, le coup de torchon : virer de la table de chevet tout cet amas de livres lus et relus avec grand bénéfice, mais qui sont devenus momentanément muets à force d’être butinés. En un mot, faire le vide. Deuxièmement, ne pas être aveuglé par la contemporanéité, c’est à dire l’effervescence anxieuse et vitale à la fois des écrivains romands. Ce monde là existe, mais d’autres aussi.
Et ces autres, troisième point de la démarche, ce sont les anciens. Les anciens anciens : Platon, Sophocle, Spinoza… et les anciens nouveaux : Eluard, Dubillard, Z’Graggen, Chappaz… Tous ces alignements verticaux de morts dont nos bibliothèques sont faites ! Mais cette juxtaposition dissout le temps et permet un juste et enrichissant dialogue, que, pour notre saint malade, le vin et le hasard des rencontres doivent pimenter mieux qu’un carambolage sur une table de billard.
Dialogues certes, mais étais surtout. Sur cette littérature, Moret s’y arc-boute, il s’appuie dessus de tout son juste poids. Les auteurs le nourrissent et lui redonnent constamment vie. Beau comme un vol de canards c’est Ali Baba et les quarante auteurs. Il tape dedans avec gulosité, ce qui n’empêche pas le raffinement. Les auteurs vivants de son écurie devraient revoir le contrat qui les lie et exiger, bon an mal an, une véritable pinte de bon sang !
Après des pages infinies et délicieuses dans sa bibliographie sélective, Moret lâche cette conclusion qui me laisse perplexe : « la roue du progrès a apporté récemment deux découvertes essentielles : la pilule contraceptive et la naissance d’internet ! » Je ne sais pas en quoi la littérature a pu jouir de la pilule, ni si internet en est son coïtus interruptus. Mais il est vrai que, quand on butte sur un passage dans un livre qui nous tient éveillé toute la nuit, il doit y avoir matière à réfléchir. Avec ce livre là, en tous les cas, Moret s’est donné un grand bol d’air !