Archives de la surprise de Vincent Aubert

Isabelle Guisan
7 mai 2012

Vivement que l’on passe au numérique !

Isabelle GuisanPour lire un auteur, je vais à la bibliothèque municipale, place des Trois-Perdrix et je fonce dans le rayons sans passer par le fichier.

Alors nous disons Guisan ! G, … GU,… GUI,… GUIS,… GU … la berlue. Pas de Guisan Isabelle à l’endroit où je pensais pouvoir trouver un ou deux livres. Après une hésitation, un regard sur la moquette pour se décontracter la vue, je recommence ma recherche. Eh bien non, bernique, Guisan Isabelle ne crèche pas à la bibliothèque municipale. Puis vient le moment de réflexion. Ah ! quelque part à l’étage, il existe un rayon de littérature suisse romande, qui pour des raisons que j’ignore doit être absolument séparé de la littérature avec un grand L. après avoir déniché le dit rayon – quelques minutes pour un initié – je recommence mon alphabet. G… GU… GUI… G encore la berlue. Pas de Guisan Isabelle en rayon.

Reste donc ce par quoi j’aurais dû débuter ma recherche, le fichier. Et miracle, sur l’écran apparaît bien Guisan Isabelle, avec même plusieurs ouvrages. La cote vérifiée, je retourne vers le rayon suisse. Rien !

Ça commence à m’énerver. Mais dans une bibliothèque, le silence est d’or, donc je me la coince. C’est alors que je déniche un bout de rayon consacré à la littérature suisse romande avec ce carton : « Ecrits divers » ! au bout du rayon, vous avez le mur. Et il y a là bien quelques livres épars de collections et d’auteurs divers, mais toujours pas de Guisan Isabelle.

Cette fois je fonce vers le desk – puisqu’ainsi nommé dans la maison – et là je me plains amèrement de mon insuccès. Le bibliothécaire, poli et charmant, s’active sur son clavier et finit par me dire tout sourire : « mais le livre que vous cherchez n’est pas ici, mais à la bibliothèque de la Servette ! »

Alors là je pense à ce magnifique dessin de Sempé, où M. Lambert, studieusement assis dans une immense bibliothèque, entouré d’autres lectures religieusement concentrés, reçoit sur le coin de la tête un immense panneau sur lequel on peut lire SILENCE ! Le cri n’est pas dessiné, seul le mot écrit SILENCE résonne dans toute la bibliothèque. J’ai donc hurlé en silence en pensant à Sempé.

Devant mon air ahuri et piteux, le bibliothécaire m’a signalé un ouvrage du même auteur, au rayon géographie, publié aux éditions Mondo, sur le Gange. Non mais, je vous demande, qu’est-ce qui fait que la BM ne possède rien sur Guisan Isabelle, si ce n’est un vieux livre sur un fleuve boueux. Du reste, qu’est-ce qui peut bien passer par la tête d’une jeune journaliste pour raconter des choses sur ce cloaque à ciel ouvert qui charrie les mêmes immondices depuis des millénaires. Pourquoi pas la Venoge, l’Aubonne, le Boiron, l’Orbe…

Bref, vivement que tout ce microcosme littéraire romand soit numérisé pour pouvoir le consulter dans le calme de sa chambre à coucher.

A l’ombre des confitures en pot

D’abord je vais vous parler de l’Emmental. Du fromage Emmental. Pas de cette gomme que l’on trouve parfois dans les supermarchés. Non. De l’immense roue à l’étal du fromager. Un bon Emmental, pour moi, est un Emmental vieux – ce qui n’est malheureusement pas toujours le cas chez les humains – vieux à la croûte foncée, presque noire ; la chair en est blanche et quand le couteau du fromager la tranche, de ses trous lunaires s’écoulent quelques gouttes d’eau salée. Je le trouve beau et délicieux parce que c’est une matière qui crée des trous. Ces trous ne sont pas injectés, c’est la maturation qui génère du vide. Il y a quelque chose qui se retire pour donner la pâte que je déguste. Le vide permet la pleine maturité.

Il y a de la similitude avec cet étrange ouvrage, à l’ombre des confitures en pot. D’abord le titre évoque Proust, à l’ombre des jeunes filles en fleur. Mais en en prenant exactement la démarche inverse. Si le titre de Proust évoque le printemps de la vie et la promesse d’un avenir sensuel et radieux, celui de Guisan invite à un retour au passé. Il faut déguster, en cachette, les pots, enfermés généralement au fond d’une armoire, pour découvrir un passé à travers quelque chose de confit. Découvrir non pas le passé, mais le souvenir du passé. Il faut aller le voler, le marauder ce passé, ce goût du passé pour peut-être pouvoir se l’imaginer.

Et c’est là que je reviens à mon Emmental ; comme le fromage, le passé de Guisan, tous les passés en somme, sont faits de trous. Des trous se sont formés et ont permis au passé de subsister. Je ne sais pas si vous me suivez. C’est tordu ce que j’avance là ! Et Guisan a la grande intelligence de ne pas chercher à les combler, ces trous. Au contraire, elle les met en évidence. C’est parce que des trous existent qu’elle peut montrer ce qu’il y a autour.

Dans à l’ombre des confitures en pot, Guisan ne reconstitue pas. Elle dispose des éléments et ne s’occupe ni de chronologie, ni de logique. Par touches, un peu à la manière de Turner revu par Pollock, elle esquisse un moment ténu, éteint, émouvant, fini.

Et ce qui est plus fort, c’est que c’est notre propre passé que Guisan nous fait défilé. Le passé de Guisan, c’est bien, mais il n’est ni plus ni moins excitant qu’un autre. Il n’a pas plus de valeur parce que c’est le sien et pas celui du fils de Tartempion. Une vie vaut une vie. Mais en feuilletant l’album Guisan, vous réveillez votre propre passé : une maison quelque peu endormie, des chambres dont on ne se souvient guère, une armoire à habits pillées pour les besoins d’une fête un peu éthérée, une profanation de lits bien tendus, une mort non annoncée qui vous barre brusquement la route.

Il y a surtout ces photos de grands-mères, corsetées à l’extrême dans des vêtements prêts pour le prochain deuil. Ces grands-mères dont vous ne savez rien et dont vous vous étonnez même qu’elles aient pu un jour ouvrir leurs jambes et donner naissance à une telle descendance.

Chez Guisan, c’est lapidaire :
Ma grand-mère : une ligne droite dans mon enfance.