Archives de la surprise de Vincent Aubert
Françoise Gardiol 4 février 2013
Air Tour
» J’ai toujours considéré que la rencontre des cultures est un cul-de-sac. A moins qu’on ne fasse le pari de la profondeur. Il faut creuser et mettre à nu les syntaxes de sa propre culture pour cheminer vers l’autre avec la même détermination que Jean-Sébastien Bach établissant les lois des tonalités dans Le Clavecin bien tempéré. »
Ahmed Essiad.
Je crois que je vais ouvrir une agence de voyage. Et proposer des beaux voyages aux gens qui ont vraiment envie de beaux voyages, aux gens qui ne veulent pas être assimilés aux simples touristes occidentaux et consommateurs, à des cochons payants quoi.
J’ai une copine, défaitiste à l’extrême, qui m’a dit que ce n’était pas le moment, que les agences de voyage, mêmes les grosses usines comme Kuoni ou Hôtelplan ont de la peine, que les gens s’en méfient et passent directement par internet.
Peut-être, mais si on ne fait rien, lui ai-je rétorqué, il ne se passera rien, les gens vont continuer à déprimer, et tout cela va faire que la situation empire. Car la situation empire, on le sait bien.
Dans mon catalogue, il n’y aura aucune image. On sait bien que ces images, c’est du toc : un lagon bleu avec un cocotier, une indigène jeune et souriante, fort peu vêtue, offrant une boisson exotique, un coucher de soleil au creux d’une vallée, etc. Non je ne veux aucune de ces images pièges, car je désire appâter des touristes intelligents, des touristes qui savent lire. Qui savent lire car le catalogue ne sera composé que de textes. Mon agence s’appellera GARDIOL AIR TOUR et je vais utiliser les cartes postales écrites par Françoise Gardiol dans son dernier livre. Pour les droits, on verra, mais ça c’est du détail. Cela va faire un tabac, car, à l’inverse des images, le texte ne ment pas. Je vous donne des exemples :
LE CAIRE : la ville est en ébullition permanente.
C’est vrai, impossible de le nier!
ISTANBUL : c’est une ville aux portes de deux mondes qui s’affrontent dans des impérialismes dépassés.
On ne doit avoir qu’une envie, c’est d’assister à cela!
PALESTINE : je n’ai vu que des couleurs de désespoir.
C’est criant de vérité !
MACHU PICHU : un vrai mythe. J’y suis.
D’une économie percutante !
PARIS : Capitale lumière et sa tour Eiffel clinquante, triomphe industriel du XIXème siècle.
On y monte tout de suite !
Bon, bien sûr, il y a deux ou trois trucs qu’il faudra changer, ou momentanément ne pas inclure au catalogue. Par exemple :
NEW DELHI : La rue est le théâtre du mouvement. Pas de mise en scène, mais l’improvisation permanente.
Après la révélation sur tous ces viols, ce n’est pas la meilleure des pubs !
TOMBOUCTOU : Une ville encore survivante aux frontières du désert avec le commerce ancien du sel et le commerce moderne des télécommunications.
On va attendre encore un peu l’infrastructure touristique promise par les Islamistes !
NAPLES : Une source de santé pour les souffreteux d’aujourd’hui.
Ça ressemble à un piège maffieux !
GENEVE : Une colline, des murs, une ville enfermée.
C’est vrai qu’il y a mieux comme destination !
Mais qu’importe, à mon idée, j’y crois. J’ai même déjà la devise et sous forme de haiku :
Gardiol Air Tour
Le monde page après page
Cela vaut bien le détour !
Gardiol vs Babar
Quand j’étais adolescent, oui, cela peut paraître bizarre, mais je l’ai été, quand j’étais adolescent, et même un peu après, car l’adolescence, on ne sait pas toujours exactement jusqu’où cela se prolonge, peut-être jusqu’à la première paie du premier vrai boulot, donc pendant cette période, chaque fois que je me rendais à l’étranger, sans forcément aller très loin, passer le Simplon nous faisait déjà voir les premiers palmiers, ou traverser les Echelles et ce fameux Saint-Laurent-du-Pont de sinistre mémoire et c’est à qui remarqueraient les premières tuiles romaines du côté de Valence, c’était l’aventure qui commençait après quelques kilomètres ; après avoir quitté la Romandie, je me sentais déjà l’énergie d’un Alexandre le Grand et la soif d’aventures d’un Jules Verne. Maintenant, pour obtenir la même sensation, il semble qu’il faille partir beaucoup plus loin, ou beaucoup moins, c’est selon.
Et Françoise Gardiol est partie loin, très loin, souvent, très souvent. Alors le pays d’où elle vient, celui des tartines de Cénovis, de la Taillaule ou de la tarte Tatin, prend des teintes pâlottes, voire un goût amer. A ce propos j’entends encore ma mère me reprocher d’avoir adoré un simple plat de tomates farcies chez l’un de mes camarades : « Bien sûr, ailleurs, c’est tellement mieux ! » C’est vrai, ailleurs c’est tellement mieux, quand on a le billet de retour en poche !
Et c’est là, Gardiol Françoise, que vous m’avez fait de la peine, autant que j’en avais fait à ma mère jadis avec des tomates farcies. Car parce que vous êtes partie loin, vous avez osé porter un regard iconoclaste sur un souvenir de mon enfance. Vous avez osé critiquer une figure mythique qui a fait et fait encore le bonheur de millions de petits européens. Vous avez jeté un regard hautain et dédaigneux sur une personnalité incontournable, au propre comme au figuré !
Je veux bien que vous ayez la nostalgie des décharges à ciel ouvert du Caire ou de Manille, où des plus que pauvres peuvent dégotter des bribes de survie, et qu’en comparaison une déchetterie vaudoise ressemble à un magasin de luxe, mais pas Babar !
Je veux bien que vous ressentiez une émotion nouvelle et inouïe au chant du muezzin dans l’aube bleue, chant qui renvoie le Jodel de nos Alpes à une sorte de cri primal, mais pas Babar !
Je veux bien que les bandits de grands chemins des routes mexicaines soient plus fantastiques que les pauvres prisonniers des établissements pénitentiaires de la plaine de l’Orbe, mais pas Babar !
D’accord pour dire que des contes susurrés dans le désert sous la voûte céleste tapissées d’étoiles font passer Tristan et Iseult, Mme Bovary ou La Beauté sur la terre pour des pâles reflets d’histoires de Bécassine, mais pas Babar !
Tintin, passe encore, voyageur ethnocentriste, capitaliste et colonialiste, si c’est votre lecture, mais pas Babar !
Babar c’est un vrai conte de fées, de la grande histoire pour enfants et adultes qui rêvent encore. Babar c’est une vraie entrée de clowns, c’est une explosion dans un livre pour enfants ! Ce n’est pas l’homme blanc, colonisateur et chrétien qui vient domestiquer le monde animal, donc nègre. C’est l’inverse, c’est l’animal qui se fout des règles, conduites et codes du monde monarchique occidental. Comme les clowns sur la piste, qui jouent aux riches et aux savants, comme Charlot qui se permet des coups de pied au cul au policeman, les animaux dans Babar, superbement fragiles dans leurs dessins, m’ont révélés les us et coutumes de notre monde, parfois guindé et sclérosé. Et tout cela m’a permis d’en rire.
Gardiol Françoise, ne détruisez pas le Babar de mon enfance, car ce monde-là me fait rêver encore.