Archives de la surprise de Vincent Aubert

Laurence Deonna
4 avril 2011

Lettre du baron de Secondat et de
Montesquieu à Laurence Deonna à Genève

Laurence DeonnaChère Madame,

Ne soyez pas étonné par cette lettre de ma main signée. Malgré mon éloignement, je continue d’observer le monde, et ce dernier continue à me surprendre. En parcourant vos reportages, j’ai d’abord pensé à cette phrase de Jean-Claude Guillebaud, comme moi grand voyageur et observateur du monde : « A trop voyager, on devient difficile, gourmet pourrait-on dire. C’est plutôt mieux ainsi. » Puis je me suis dit que vous me donniez l’occasion d’écrire un supplément à mes Lettres persanes. Vos pérégrinations orientales m’ont suggéré que vous avez sans doute croisé, à votre insu, ma très chère Roxane qui a tant écrit à son Uzbek chéri. J’ai donc imaginé la lettre suivante:

De Roxane à Uzbek, à Paris le 7 du jour de la nouvelle lune.

Cher Uzbek,
Tu n’en croiras pas tes yeux et tes oreilles. Une dame, échappée de je ne sais quel harem européen, bourlingue dans nos contrées, de long en large et en travers. Tous les moyens de transport lui sont permis, je ne sais d’où elle tire tant de richesses; mais elle débarque sans honte et sans pudeur dans tous les lieux possibles. Est-ce que là-bas, en Europe, toutes les femmes sont pareillement curieuses et courent dans tous les coins de la ville, ou seules laisse-t-on partir celles assez folles pour venir jusqu’ici?

Elle parle de nombreuses langues, mais jamais celle en usage dans notre région. Ce qui ne l’empêche pas de forcer les portes et de rencontrer de nombreux personnages et de les bombarder de questions. Il ne nous viendrait jamais à l’idée, cher Uzbek, de traverser la rue pour les mêmes raisons. Je la suppose sans grande mémoire, car elle est obligée de tout noter sur un petit carnet. Ses yeux non plus ne sont pas fiables. Elle sort à tout moment de dessous son voile – voile qu’elle porte de guingois, mais cela ne semble pas la déranger – un étrange appareil qu’elle plaque contre son oeil et qui fait clic clac. Elle prétend que c’est pour montrer à ses gens à son retour chez elle. Je crois plutôt que son eunuque et son entourage ne lui font pas confiance et qu’ils ne croiront jamais les sornettes qu’elle leur racontera.

Elle s’intéresse beaucoup à nous autres femmes et ses questions sont vraiment étranges; elle s’inquiète de la manière de nous habiller, veut savoir pourquoi nous ne sortons jamais seules, si nous choisissons nos maris, si nous avons choisi notre religion… Je me demande ce que penserait son mari si nous lui posions ces mêmes questions! Est-ce que toi aussi, mon cher Uzbek, tu vas voir les peuples que tu rencontres en leur demandant toujours pourquoi ceci, pourquoi cela? Il me semble que les gens ont suffisamment à faire pour vivre sans avoir à répondre à toutes ces questions. Et surtout que peut bien faire son mari et les siennes amies de toutes les réponses ramenées dans ses bagages. Ses gens doivent être bien en peine d’écouter les réponses à des questions qu’ils ne se posent pas sur des personnes qu’ils ne connaissent pas.

Cher Uzbek, je ne manquerai de te raconter dans une prochaine les lettres les moindres détails de ses allées et venues, car j’en suis sûre, nous n’avons pas fini de la voir. Quant à toi, dis-moi ce que là-bas, les gens pensent de femmes comme elle.

Intervention de Jean Ziegler

Je connais bien ce genre de débat. D’abord on invite un homme, Jean-Michel Olivier, écrivain à succès, courtisé, très people; puis on invite un autre écrivain  fondamentalement artiste et écorché. Puis on se dit qu’il faut équilibrer les sexes en présence et que le prochain invité doit être une femme pour être politiquement correcte. Et c’est Laurence Deonna.

D’abord, permettez moi de bien cadrer le débat. Je veux citer deux phrases très importantes pour moi, que tout homme, que tout militant que je suis se doit de se rappeler avant de découvrir d’autres horizons.

Premièrement, je citerai Claude Lévi-Strauss, grand anthropologue français d’origine juive, récemment décédé. Ces livres sont devenus des bestsellers non seulement dans le monde scientifique, mais également dans le grand public. Et Levi-Strauss dit:  « Le sentiment de supériorité est humain: l’humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village. »

Deuxièmement, cela va vous étonner, car on ne peut pas soupçonner son auteur d’avoir beaucoup voyagé, encore moins secrètement. Il s’agit de Marcel Proust – oui, je peux être militant, socialiste et lire Proust – Proust qui dans sa recherche fondamentale du temps perdu a dit quelque part: «  Le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux. »

Donc d’un côté un grand scientifique, un chercheur, Lévi-Strauss, d’origine juive, et de l’autre un artiste, un homme de la petite aristocratie, sans grand lien avec l’oligarchie de son époque, Proust. Et entre deux, nous avons Florence Deonna. La camarade Deonna. Bien entendu les reportages de Deonna sont tout à fait remarquables. A cause, ou grâce à sa condition de femme, elle a pu se rendre là où moi-même, malgré ma condition d’universitaire, de chercheur en science sociale et de parlementaire suisse puis Onusien, je n’ai pas pu me rendre.

La camarade militante Reonna a donné la parole à des prolétariennes du Proche Orient, des individus, des femmes, qui représentent la conscience du peuple. Ou pour reprendre une dénomination plus marxiste – Marx, grand philosophe du XIXème siècle, grande influence sur la pensée et sur les systèmes politiques, etc – Nous avons devant nous la parole objective de ces nouveaux prolétaires, de ces nouveaux esclaves du grand capital et des oligarchies tribales du monde arabe.

Mais la sensibilité de Créonna, que je respecte bien entendu, sa sensibilité qui n’est pas que due à sa condition féminine, ce serait trop réducteur, sa sensibilité l’empêche de bien comprendre les mouvements telluriques de l’oligarchie du grand capital. Je prends un exemple, justement hors contexte moyen oriental. Mme Péonna se rend en Irlande, pays aux prises avec une guerre épouvantable, moyen âgeuse, puisque guerre de religion. Mais derrière l’idéologie, derrière la propagande  subjective des confessions en présence, c’est une véritable guerre du capital que se livrent les deux parties. Et Péonna écrit: « Je suis venue en Irlande pour comprendre. Je repartirai sans avoir compris. »

Moi, en tant que scientifique, en tant que chercheur en sciences sociales, j’ai rencontré plusieurs fois le colonel Khadafi. Et j’ai tout de suite tout compris. Je savais bien que ce membre de la tribu des khadaf était un pur voyou à la solde du capital et des pétrodollars. Meonna visite l’Ouganda de Idi Amin Dada, de sinistre mémoire. Mais derrière Dada, il n’y a pas d’oligarchie, pas de capital. C’est juste un grand singe. Elle en fait d’ailleurs le portrait: « il a la carrure d’un baobab, la hauteur d’un cocotier et le sourire en bouche de papaye » p. 151 Valise… Elle pourrait très bien dire aussi qu’il a une tête de nègre. Elle le dit d’ailleurs plus loin: « Pour l’instant ce n’est qu’un aimable géant, haut en couleurs bien que noir! »

Le plus fascinant chez la camarade Florence, c’est quand elle dit ne pas avoir d’informations à transmettre. C’est terrible le métier de journaliste, car il faut toujours avoir quelque chose de nouveau à dire. Moi, depuis plus de 40 ans je dis toujours la même chose et cela ne me pose aucun problème. Pour Leonna il faut du nouveau et elle n’en trouve plus. Et elle le dit. C’est presque charmant: «  Je ne suis pas Jules César… » p. 95

Finalement c’est quand elle n’a rien à transmettre que Leona transmet le plus. Et je cite là un dernier exemple: pp 103 – 104 Valise…