Archives de la surprise de Vincent Aubert

Jean-Pierre Keller
6 mai 2014

KELLER – Ezra Enigma

Jean-Pierre KellerJ’ai failli m’arrêter à la première page. Même avant. Sur cette fameuse épigraphe gravée en début du roman.

C’est étonnant ce besoin d’être cautionné par un auteur, un pair (écrivez-le comme bon vous semble !), à qui certainement rien n’a été demandé par ailleurs, pour asseoir sa fiction, pour justifier par avance son œuvre ! Ecrire une œuvre de fiction est fondamentalement un travail qui ne doit rien à personne, qui est de votre propre ressort, et Bam ! une fois pondue, on se précipite vers Pierre, Jean, Paul ou Sartre, pour se marquer comme au fer rouge, pour afficher son appartenance à quelqu’un, à une pensée. C’est la citation qui permet l’écriture ou l’écriture qui nécessite la citation ?
L’œuvre n’est en rien une dissertation sur le sujet de l’auteur cité dans l’épigraphe ! Dans la plupart des cas, elle est trouvée après coup, cette citation. Quelle est sa fonction ? De dire « attention, sérieux ! », « attention, je ne suis pas seul à penser de la sorte » , « attention, ce n’est pas de ma faute, d’autres ont déjà été sensibles au sujet ! » Peut-être, peut-être.
Mais moi il y a des citations qui me font bondir et qui me donneraient l’envie de mettre mon poing sur la gueule, sauf le respect que je vous dois ! Et surtout de complètement oublier l’œuvre qui suit cette phrase, tellement mon énervement est grand !
Je vous la lis, restez bien assis :
Sans le malheur, la vie est insupportable.
(Unica Zürn)

D’abord, sortie de tout contexte, on peut lui faire dire n’importe quoi, à cette citation, et jouer au Bourgeois Gentilhomme de Molière.
Sans la vie, le malheur est insupportable.
Sans le support, la vie est malheureuse.
Sans vie, le support est un malheur.
Sans heur, la vie est un mal insupportable.
Sans mal, la vie supporte mal l’heure. 

Puis imaginons ces mêmes mots – Sans la vie, le malheur est insupportable – prononcés par un Tutsi dans les années 90 !
Ou par un boatpeople à l’approche impossible des côtes siciliennes.
Par un chômeur en fin de droit…
Par
Par
Par

Vive le malheur, sans quoi la vie ne serait rien.
– Comment vas-tu ?
– Rien, un truc banal, des vacances, je vis, c’est tout ! La zone quoi !

Mes parents, nés lors de la Première guerre mondiale, baignés d’une crise, mondiale elle aussi, dans leur adolescence, et ayant eu 25 ans lors de la seconde, , nous disaient, à court d’argument, pour nous faire comprendre notre chance d’être en vie :  « Ce qu’il vous faudrait, c’est une bonne guerre ! »
Je ne suis toujours pas convaincu par l’argument, bien que je comprenne qu’on puisse être amené à le dire !
Alors, règle d’or : sautez les citations, les épigraphes et tutti quanti, car à défaut d’être une fausse porte d’entrée, elles sont une véritables porte de sortie !

La citation passée, vous pensez entrer de plain-pied dans un récit excitant de bonheur. Eh bien non, il insiste Keller. Dès le premier chapitre il nous tend des perches grosses comme des gaffes de gondoliers pour jeter le bouquin par la fenêtre.
Ecoutez :
Je m’appelle Frabrizio.
Fabrizio Ballarin.
Prononcez Fabrissio.
C’est ainsi qu’on dit chez nous.
Voilà, c’est tout.

Sans doute vous ne me connaissez pas.
Ou à peine.
C’est mieux ainsi.

Chacun à quelque chose à nous dire.
Une histoire à raconter.
Je ne parle pas de la mienne, bien sûr.
Et pourtant.

Admettons que vous poursuiviez la lecture, ce que j’ai fait. Et là je me suis dit que, le Keller, il aurait pu être scénariste chez Hergé. Fantastiques les intros de chapitre. Plusieurs commencent exactement comme une aventure de Tintin. Je jubile, je ris du culot.
Vous connaissez vos classiques, vous vous souvenez de cet album où, Tintin et Haddock sortent d’un spectacle, et en bas de page, dernière image, Bam ! ils se fracassent contre le général Alcazar ! Idem dans Ezra Enigma ; le Fabrizio en question, Fabrissio, pardon, fouille sur une vieille étagère et Bam ! il reçoit un Pound sur la figure.
A tous moments il y a des rebondissements à la Hergé. L’étudiant en question doit aller trouver une professeure de littérature anglo-saxonne et Bam ! il tombe sur une bombe avec qui tout homme normalement constitué aurait envie de travailler sa versification et prendre son pied.

Hergé nous a fait marcher sur la lune bien avant Apollo XIII ; Keller, lui, nous entraîne sur une lagune wikipedesque à la recherche de… De quoi ? d’un secret, d’un auteur, d’une personnalité, de quelque chose qui tient aux moulins à vent de Don Quichotte, aux Aventuriers de l’arche perdue et à Bécassine à la ville.
Alors j’imagine le sieur Hergé, dans son bureau, refusant finalement le scénario d’Ezra Enigma. Il doit dire Hergé, en substance, qu’en dehors de l’épisode de la baston glauque et virile, les trois protagonistes, intellectuels ataviques, n’ont que leurs mots pour vivre. Et que le scénario d’une BD, c’est avant tout un problème de bulles ! L’image ne peut jamais se laisser envahir par le texte.
Et moi, avant d’attaquer une énième lecture de ces Cantos réputés illisibles – peut-être dans ma naïveté, je trouverai l’ouverture – je dis, comme Tintin au bout de ses soixante-deux pages :  « Milou, nous avons droit à un repos bien mérité ! »
Merci.