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Jeanne Moreau rend visite à Claude-Inga Barbey
7 novembre 2011

Claude-Inga BarbeyBonsoir.
Jeanne Moreau.
Je me présente, car avec l’âge, je ne sais plus si je suis encore connue ou si c’est moi qui perd la boule.
Qu’importe, je suis Jeanne Moreau.

J’aime bien ce que vous faites, ma petite Claude-Inga.
Vous permettez que je vous appelle ainsi ? De toute façon avec le kilométrage que j’ai au compteur, je sais que vous n’allez plus me rattraper.

Qu’est-ce que je voulais vous dire… ? Ah oui, dans vos spectacles, j’aime bien votre côté méchant. Je dis votre côté méchant, même si c’est celui du personnage. A notre âge, nous ne sommes pas dupes ; c’est toujours nous qui jouons. Le personnage possède son état civil propre, marié, cocu, divorcé, deux enfants, profession libérale, mais derrière, c’est nous. Et nous jouons avec ça. Nous en jouissons d’ailleurs.
Alors j’aime votre côté non sympathique, rabroueur, un peu va-chier-dans-ta-caisse !

Et ça je trouve très fort parce que… comment dire… On est dans une société où tout doit être FUN. On dit FUN maintenant. Quand j’étais jeune on disait encore ZAZOU, un peu fou quoi. Maintenant c’est FUN. La musique c’est FUN, la télé doit être FUN, les pride sont FUN, on s’éclate, on fait la teuf à donfe ! … Vous voyez le vocabulaire ! Lui aussi doit être FUN.
Et vous là, au milieu, vous tirez la gueule. Vous tirez la gueule et vous faites rire.
Vous nous faites rire parce que quelque part vous nous montrez que cela fait mal. De vivre !

Dans vos livres, c’est plus difficile. Il y manque le rire. Vos spectacles, sans le rire, ce serait terrible ! Du Beckett mis en scène par Anne Bisang.
Je plaisante.

Dans vos livres, je me sens plus prisonnière. J’ai l’impression d’être mal avec les personnages. Je subis leurs maladies humaines. Et je n’ai pas envie de subir.
Je vais vous faire une confidence, mes imperfections me suffisent amplement.

Ah !… mais je voulais dire… oui, quand même…
Dans l’ouvrage le PALAIS DE SUCRE.
Mmh !… beaucoup de sang… quelle horreur… j’ai l’impression de revivre ma scène dans les Valseuses…
Etre face à une personne qui se vide constamment, inexorablement, … trop dure pour une alcoolique comme moi…
Mais il y a quelque chose qui m’a beaucoup plu dans le PALAIS DE SUCRE. C’est le disque, le 33 tours de l’époque, qui raconte une histoire. L’histoire du petit garçon qui reçoit un poisson rouge qu’il place dans un bocal sur la fenêtre. Magnifique cette parenthèse dans ce monde clinique de fous.
Le disque remplace à merveille des parents absents, ou trop occupés, ou trop fatigués. Et inlassablement il nous raconte la même histoire, avec les mêmes mots, les mêmes intonations, et on suit l’aventure avec un réel bonheur.
Comme nous sur une scène ; nous répétons les mêmes mots, les mêmes actions pour la plus grande joie du public. Et on ne se lasse pas de jouer, même des drames.

Ma petite Claude-Inga, quand vous aurez mon âge, sur scène, vous serez une adorable peau de vache. Dommage que je ne puisse pas applaudir à cela.