Archives de la surprise de Vincent Aubert

Bessa Myftiu, accompagnée de la chanteuse Elina Duni
6 juin 2011

Nevermore

Bessa Myftiu et Elina DuniEn lisant les livres de Bessa Myftiu, j’ai tout de suite pensé au poème de Verlaine :

Nevermore

Souvenir, souvenir, que me veux-tu ? L’automne
Faisait voler la grive à travers l’air atone,
Et le soleil dardait un rayon monotone
Sur le bois jaunissant où la bise détone.

Nous étions seul à seule et marchions en rêvant,
Elle et moi, les cheveux et la pensée au vent.
Soudain, tournant vers moi son regard émouvant
 » Quel fut ton plus beau jour?  » fit sa voix d’or vivant,

Sa voix douce et sonore, au frais timbre angélique.
Un sourire discret lui donna la réplique,
Et je baisai sa main blanche, dévotement.

– Ah ! les premières fleurs, qu’elles sont parfumées !
Et qu’il bruit avec un murmure charmant
Le premier oui qui sort de lèvres bien-aimées !

Puis j’ai imaginé parler de Bessa Myftiu en utilisant un personnage d’Albert Cohen tiré de Belles du Seigneur, Mariette. Que ceux qui ont pratiqué un peu ce livre incroyable, Belles du Seigneur, reconnaissent quelques traits de ce personnage truculent, et que ceux qui ne le connaissent pas s’y précipitent.

Pauvre Mariette que je suis, je n’y comprends rien avec toutes ces histoires et ces gens qui vivent ensemble sans être ensemble, qui parlent des langues étrangères qu’ils comprennent mais qui ne veulent pas s’entendre, elle est bien maintenant la Bessa, elle est bien, je ne sais pas de quoi elle se plaint, quelle voix sa fille, ça c’est une vraie musicienne, elle te joue de la guitare et te chante ça me fait monter les larmes aux yeux, au cinéma aussi quand j’étais petite j’ai jamais pu voir la fin de l’histoire de Blanche Neige tant je pleurais, mais la mère là, la Bessa, elle n’a plus de quoi pleurer maintenant, à l’uniservité, là où elle travaille, on ne l’empêche pas de rencontrer le premier venu, même si le premier venu faut toujours s’en méfier disait ma mère avec raison, ah cette langue qu’elle cause quand ils sont entre eux, je n’arrive pas à savoir si elle est contente ou fâchée, le suisse-allemand à côté ça me paraît presque facile, j’aurais jamais pu travailler là-bas, en Suisse allemande, leur là-bas à eux, je ne savais même pas que ça existait, alors avec ce doctateur Hodja en plus de l’albanais qu’ils parlent ça ne devait vraiment pas être facile, Envers Hodja, elle parle toujours de Envers Hodja, impossible d’être amoureuse à cette époque, tout le monde vous râpait sur le poil, il aurait pas bien fallu que le général Guisan dise quelque chose de mon Marcel, j’aurais vite fait bien fait de décrocher son portrait de la parois, mais sa fille, cette musique qu’elle vous sort, où va-t-elle chercher ça, parce qu’à Genève que je lui dis souvent, il n’y a pas de problème, être heureuse ça fait partie des acquêts sociaux, alors pourquoi ne parle-t-elle pas de Genève la Bessa dans ses livres, du bonheur de maintenant ; que non ! faut qu’elle raconte avant du temps d’Envers Hodja – au début je comprenais « oh déjà » à cause qu’elle prononçait mal – il est mort en plus le Hodja, pourquoi ressasser ces souvenirs maintenant qu’elle nage dans le bonheur avec sa fille ; le communisme, voilà une drôle de maladie de par là-bas, heureusement qu’on ne peut pas attraper ces horreurs ici, ce pays existait pas quand j’étais à l’école, trop petit pour le dessiner sur une carte et malgré cela ils réussissent à attraper toutes sortes de maladies contres lesquelles les vaccins sont pas très ficaces. Souffrir, souffrir, souffrir, avec ce doctateur Hodja qui ne faisait rien pour améliorer les choses, ça marque, ça marque, je luis dirais bien d’écrire sur chez nous, bientôt vingt ans qu’elle est là, elle doit commencer à comprendre ce que c’est le bonheur, et sa fille qui jazze, ça c’est pas de chance, avec une voix comme ça elle pourrait chanter des choses de chez nous avec succès, mais non elle jazze et cause albanais, impossible de s’en débarrasser, comme le sida je vous dis, une fois qu’on est albanais, c’est pour la vie, Genève, un si beau pays fait pour être heureux, se désintoxiquer qu’il lui faudrait, se venger de tous les malheurs en parlant du bonheur de chez nous ; ce serait moi j’aurais tourné la page fissa et renvoyé tous ces souvenirs franco de port. Mon Marcel dirait que c’est du masochic. Faut vraiment croire qu’elle est très malheureuse pour passer toute sa vie de bonheur à parler des malheurs passés.

Fanny Ardant parle de Bessa Myftiu

Oui, j’ai beaucoup aimé lire Bessa Myftiu. Tous ses livres, quels que soient leurs titres, parlent d’amour. C’est très important l’amour. Bien sûr dans les pays qui n’ont pas connu le communisme ou la dictature, voire les deux, l’amour est devenu quelque chose de banal, de quotidien. On peut tomber amoureuse tous les jours, cela ne pose aucun problème. Mais dans un pays, où l’amour n’a pas le droit à l’existence, ni dans les coutumes, ni dans la loi, ça doit être très difficile.

Comment vivre son amour quand tout autour le contrarie. Je suis fascinée par les stratégies que les Albanaises doivent échafauder pour rencontrer l’être aimé. Et quand je dis rencontrer, je ne dis que rencontrer. Car ce que veulent tous les êtres humains, c’est baiser, c’est assouvir son désir. Ne pas laisser moisir cette tension, cet élan qui fait battre notre corps.

Peut-être bien que baiser n’est pas aimer. C’est vrai je confonds souvent les deux. Et parfois je crois aimer, alors que je ne fais que…

Une femme est avant tout une femme et n’existe réellement que quand elle est comblée. J’ai beaucoup aimé ce passage où la narratrice, enfin avec un jeune homme à ses côtés, se sent femme, se sent aimée, se sent exister. Elle n’a d’yeux que pour ce garçon qui la met … en évidence. Ils croisent alors une autre fille, jalouse forcément, vu la rareté de la marchandise et de l’occasion, qui jette à la gueule du jeune homme cette phrase désespérée, que toute femme a déjà dite :
– Qu’est-ce qu’il a de plus que moi ?
Et le jeune homme de répondre :
– Un cerveau.
Quelle humiliation pour la femme ! Être aimée pour son cerveau, endroit inconnu, changeant, insaisissable, alors que tous les pores de notre délicieuse peau attendent des caresses et non des mots. Alors que toutes les courbes de notre corps invitent à la promenade, on se contente de cette partie invisible et flasque. Est-ce qu’on peut faire jouir un cerveau ? Je ne sais pas.

Face à cette si difficile rencontre entre un homme et une femme, le refuge, voire la solution, semble être la poésie. Tout devient poésie. Chacun veut en écrire, en écouter, en réciter. Chacun veut jouir avec des vers. En vers et contre Hodja, comme prisonnier dans des cellules attenantes, les Albanais se récitent des vers par désespoir de ne pouvoir vivre leur amour. C’est peut-être la raison de l’engouement pour la poésie en Albanie, parce qu’en France, en dehors de l’école, je ne vois pas à quoi cela peut servir.

Grâce à mon métier de comédienne, d’actrice, de passeuse de mots et d’émotion, la poésie est tout l’inverse. C’est juste une pause rafraîchissante dans le lit de la passion.